Puits de carbone : L’ambition de la France est-elle réaliste?

11 février 2022 - Étude Climat - Par : Julia GRIMAULT / Clothilde TRONQUET / Valentin BELLASSEN / Thomas BONVILLAIN / Claudine FOUCHEROT

La Stratégie Nationale Bas-Carbone prévoit de doubler le puits de carbone grâce aux contributions de la forêt, de l’agriculture et des technologies de captage et stockage géologique de CO2. Pour éclaircir les conditions de cette augmentation massive du puits, I4CE a décrypté ces contributions et les hypothèses techniques sous-jacentes, et les a confrontées à la littérature existante. Il en ressort que les transformations attendues sont profondes et que certaines orientations du secteur forêt-bois risquent de ne pas être réalisables.

 

1. Les grandes orientations : de nouveaux secteurs contributeurs et une transformation profonde du puits forêt-bois

Il est de notoriété publique que la Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC) prévoit de doubler le puits de carbone entre 2015 et 2050. Qu’en est-il de la composition de ce puits ? Comment est-elle censée évoluer ? Notre analyse approfondie de la SNBC montre qu’elle remanie profondément la composition du puits de carbone français (Figure 1) :

le stockage en forêt (périmètre 1995), qui représentait 115 % du solde net en 2015 perd 70 % de sa valeur, alors que le stockage dans les produits du bois et dans les couches géologiques, quasi inexistants en 2015, prennent une importance considérable.

 

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Ces changements résultent de l’action de dix leviers majeurs (Figure 2). Dans la filière forêt-bois, la SNBC parie sur l’augmentation de la récolte, quitte à dégrader le puits national de 32 MtCO2/an dans les forêts en place, une dégradation à moitié compensée en réorientant le bois récolté vers des usages à plus longue durée de vie. De nouvelles plantations sur des prairies considérées comme peu productives, le prolongement des boisements par accrus naturels et la réduction de la déforestation permettent également de stocker 17 MtCO2/an, aboutissant à une
quasi-stabilité du puits de la filière prise dans son ensemble autour de 50 MtCO2/an.

 

L’augmentation nette du puits d’une quarantaine de MtCO2/an résulte donc principalement du Captage et Stockage géologique de CO2 (CSC) (+15 MtCO2/an), de la plantation de haies (+7 MtCO2/an), de l’arrêt du retournement des prairies (+7 MtCO2/an) et de la diminution de l’artificialisation des terres (+5 MtCO2/an). Notons que quelques leviers n’ont pas été attribués, du fait d’interaction entre leviers et du manque de documentation sur certains points dans le document officiel et les documents annexes fournis par les ministères et le CITEPA.

 

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2. Ambitieuse sur tous les fronts, la stratégie franchit probablement les frontières du réalisme sur les produits bois

Pour évaluer le degré de réalisme de la Stratégie Nationale Bas Carbone pour le secteur des terres, nous la comparons aux études de référence en termes de potentiel de stockage de carbone à l’échelle nationale. Ces comparaisons montrent que la Stratégie Nationale Bas‑Carbone est ambitieuse sur la plupart des volets, ce qui n’est pas surprenant : après tout, l’objectif global de la Stratégie, à savoir la neutralité carbone de la France, est lui-même ambitieux et requiert des changements majeurs dans toutes les filières.
Toutefois, en ce qui concerne la réorientation massive du bois vers des usages à plus longue durée de vie, les frontières du réalisme sont probablement dépassées :

 

• D’un point de vue technique : la part des sciages dans la récolte totale passe de 10 % à 20 %, alors que cette part, essentiellement liée à la qualité des bois existants, semble difficile à modifier substantiellement d’ici à 2050. De plus, les sciages étant un débouché à forte valeur ajoutée, on peut supposer que l’on est déjà proche du potentiel maximum.

• Du point de vue du marché : l’augmentation de la production de panneaux prévue par la SNBC (+244 % entre 2015 et 2050) ne pourra pas être absorbée par la demande domestique et devra donc reposer sur des exportations massives. Même le scénario de demande le plus optimiste dans le secteur de la construction n’augmente la consommation de panneaux que de 80 %. D’autres secteurs pourraient absorber une partie du surplus, comme l’ameublement par exemple, mais on semble loin des augmentations nécessaires. Néanmoins, l’intégration à cette catégorie des isolants à base de bois, et notamment de la laine de bois, pourrait également permettre de développer les débouchés.

• Ce pari de diminuer le puits dans les écosystèmes au profit de celui dans les produits-bois dépend du succès de la réorientation massive des usages du bois vers les produits à longue durée de vie. Le réalisme de cette réorientation est donc d’autant plus crucial : si l’on parvient à augmenter la récolte sans réussir la réorientation massive des usages, alors l’augmentation de la récolte sera nettement plus dommageable sur la valeur du puits en 2050 et l’impact de la stratégie sur le puits forêt et bois sera négatif.

Les autres principaux leviers se heurtent également à des obstacles importants, mais sont moins éloignés des hypothèses prises dans la littérature récente :

• L’augmentation de la récolte de bois est techniquement possible, même si elle requiert un changement profond de l’appareil productif : sans changements drastiques dans la structure de la filière et sans investissements massifs dans les usines de transformations, le niveau de récolte de la SNBC ne peut pas être atteint, même avec des subventions très élevées.

• Le Captage et Stockage géologique de CO2 à hauteur de 15 MtCO2/an est techniquement compatible avec les évaluations existantes et ce pour un coût inférieur en moyenne à 100 euros par tCO2. Mais là aussi, ce stockage requiert un développement massif (le niveau mondial actuel est à peine de 23 MtCO2/an). Par ailleurs, le stockage de carbone d’origine biologique (BECSC) représente deux tiers du total et sa mise en oeuvre nécessite possiblement des centrales à biomasse environ 8 fois plus grandes que la taille moyenne actuelle pour le bois chaleur. Une telle massification comporte des risques en termes d’approvisionnements et d’acceptabilité sociale et environnementale, interrogeant la pertinence de ces technologies.

• L’arrêt du retournement des prairies et de l’artificialisation des terres agricoles est techniquement possible mais requièrent des politiques plus efficaces : l’arrêt du
retournement des prairies est en effet l’objectif des politiques agricoles depuis 30 ans sans impact probant sur le nombre de conversions nettes et l’arrêt de l’artificialisation, quoi que plus récent comme objectif politique, n’est pas plus suivi d’effets ;

• La multiplication par cinq des surfaces d’agroforesterie et des haies requiert elle aussi un changement de braquet des politiques publiques, mais le potentiel de stockage est cohérent par rapport aux maxima techniques évalués par INRAE ;

• La plantation de 15‑20 kha/an de forêts en substitution des surfaces d’accrus naturels sur prairie, couplée une expansion naturelle de la forêt d’ampleur comparable, est cohérente avec les surfaces historiques d’accrus de 50 kha/an sur les 30 dernières années, et compatible avec la réduction du cheptel prévue par la SNBC ;

 

Enfin, pour deux leviers majeurs de stockage dans les sols, à savoir la généralisation des cultures intermédiaires et le remplacement du maïs fourrage par des prairies temporaires, la SNBC table sur des stockages deux et dix fois inférieurs respectivement au potentiel évalué par INRAE pour un coût de 250 €/tCO2eq. Ces leviers sont donc réalistes techniquement mais devront reposer sur des changements de pratiques majeurs et rapides.

 

 

3. Recommandations

Recommandations sectorielles

1. Les leviers forestiers semblent les plus difficilement réalisables au regard de la littérature existante. Toutefois, la réorientation des usages du bois est une piste importante, sans regrets et insuffisamment abordée par la littérature académique. En conséquence, nous recommandons de :

 

– Mettre en priorité l’accent sur la réorientation des usages du bois plutôt que sur l’augmentation de la récolte dans les politiques publiques.

– Caractériser plus précisément les trajectoires des produits bois (types de produits à développer, filières de transformation, débouchés) pour atteindre 50 % de la récolte dédiée aux produits à longue durée de vie en 2050.

– Revoir à la baisse l’ambition globale sur le puits dans les produits, en fonction des possibilités effectives et souhaitables de récolte, et d’un développement des usages longs du bois cohérents avec les débouchés possibles.

 

Ces recommandations ont pour but d’assurer que la stratégie d’un fort puits forestier ex situ soit effectivement réalisée, afin d’éviter un impact carbone global négatif dû à une récolte importante et non redirigée vers des produits à longue durée de vie.

 

2. Les leviers de stockage agricoles qui sont envisagés dans la SNBC et les ordres de grandeur associés sont possibles au vu des potentiels techniques et économiques identifiés dans la littérature. Néanmoins, l’inversion de la tendance historique au déstockage dans les écosystèmes agricoles exige des efforts très importants, notamment sur le plan économique pour le maintien des prairies et le développement de l’agroforesterie.

 

3. Enfin, même si le développement des technologies CSC proposé dans la SNBC est cohérent avec les simulations projetées dans la littérature, les défis techniques et économiques de la massification de ces technologies restent importants. Par ailleurs, le besoin pour la BECSC d’installations de grande taille et d’approvisionnements massifs en biomasse énergie peuvent être difficiles à concilier avec les obligations de durabilité.

 

 

Recommandations sur le processus d’élaboration de la SNBC 3 et son opérationnalisation

Enfin, pour permettre à l’ensemble des parties prenantes de s’approprier pleinement les enjeux qui les concernent, nous recommandons de :

 

Rendre les hypothèses et les scénarios sous-jacents accessibles de manière transparente aux parties prenantes pour faciliter leur appropriation. Nous notons en effet que cette analyse détaillée a été grandement facilitée pour la partie forestière par la mise à disposition du tableur développé par le ministère en charge de l’environnement. Pour faciliter l’appropriation par toutes les parties prenantes du document central que constitue la SNBC, nous recommandons pour les prochaines éditions que de tels tableurs soient mis à disposition du public pour toutes les composantes de la SNBC.

Scénariser plus précisément les trajectoires par secteur dès la construction de la SNBC, c’est-à-dire en ne s’arrêtant pas à des scénarios biophysiques mais en explicitant les transformations des différents secteurs économiques que cela implique. Cette recommandation est particulièrement importante pour la réorientation des usages du bois.

 

Dans cette courte vidéo de deux minutes, Clothilde Tronquet d’I4CE vous résume en quelques minutes son étude sur le puits de carbone français. Quelle est l’ambition de la France en la matière ? Cette ambition est-elle réaliste ?

 

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Contacts I4CE
Julia GRIMAULT
Julia GRIMAULT
Responsable d'unité – Forêt, Bois, Certification carbone Email
Clothilde TRONQUET
Clothilde TRONQUET
Chercheuse – Carbon farming, Marchés carbone, Clubs Agriculture et Forêt Email
Thomas BONVILLAIN
Thomas BONVILLAIN
Chargé de recherche – Financement de la transition agricole, Certification carbone Email
Claudine FOUCHEROT
Claudine FOUCHEROT
Directrice du programme Agriculture et forêt Email
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