Du bon usage du coût d’abattement pour piloter la transition

4 avril 2023 - Billet d'analyse - Par : Stéphane HALLEGATTE

Le « coût d’abattement » s’est imposé comme un outil incontournable pour piloter la décarbonation de l’économie, réduire son coût, évaluer l’efficience d’une technologie, d’un investissement ou d’une politique publique. Cet outil a pourtant de nombreuses limites, qui doivent inciter à l’utiliser avec précaution. C’est ce que vous découvrirez dans cette interview par I4CE de Stéphane Hallegatte, Senior climate change advisor de la Banque Mondiale, qui a publié plusieurs articles académiques sur le sujet.

 

Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est un coût d’abattement et comment il est utilisé ?

Le coût d’abattement, c’est tout simplement le coût d’une intervention qui va réduire les émissions de gaz à effet de serre d’une tonne. Par exemple, un particulier qui remplace une chaudière à gaz par une pompe à chaleur va réduire ses émissions de gaz à effet de serre. Mais il va devoir payer l’installation de la pompe à chaleur, payer l’électricité nécessaire pour la faire fonctionner, et économiser en arrêtant d’acheter du gaz. Divisez le surcoût total (coût d’investissement plus différence de coûts de fonctionnement) par les émissions évitées, et vous avez le coût d’abattement, en euro par tonne de carbone non émise. Ce coût peut être positif, mais aussi négatif (c’est probablement le cas de notre pompe à chaleur, grâce à une plus grande efficacité énergétique).

 

Pour sélectionner les actions prioritaires pour le climat, c’est assez logique de regarder le coût d’abattement. Après tout, les coûts d’abattement négatifs correspondent à des opportunités pour réduire les émissions avec un gain économique net. Et les coûts d’abattement les plus faibles vous indiquent les opportunités pour éviter des émissions à bas coût. Si vous avez un budget de x millions d’euros pour réduire les émissions, choisir les coûts d’abattement les plus faible maximise les réductions d’émissions.

 

C’est ainsi qu’ont été créées les fameuses courbes de coût d’abattement marginaux. 

 

Si vous avez 50 options pour réduire les émissions, chacune avec leur coût et leur potentiel, pour pouvez les ranger du moins cher au plus cher. Vous pouvez commencer par les options les moins chères, et faire de plus en plus jusqu’à ce que votre budget financier soit épuisé (si vous avez un budget) ou jusqu’à ce que votre objectif de réduction soit atteint (si vous avez un objectif exprimé en termes d’émissions).

 

Quelles sont les limites de cet indicateur ?

Ce qui est essentiel, c’est de comprendre que cette approche est fondamentalement « marginale ». Elle a été conçue pour réduire les émissions à la marge. Si l’objectif était de réduire un peu les émissions – disons de 10% – ce serait un outil parfaitement adapté. Mais l’objectif climat est de ramener les émissions à presque zéro pour atteindre la neutralité carbone. Dans ce cas, cette approche ne répond plus aux besoins et le coût d’abattement peut nous amener à sélectionner des options très inefficaces, en particulier des améliorations à la marge qui nous empêchent de changer en profondeur nos modes de production.

 

La raison est très simple : pour réduire les émissions de 10 %, il est logique de ne pas faire les réductions les plus chères et de se concentrer sur les options à coût négatif ou faible. Mais pour ramener les émissions à presque zéro, on ne peut se permettre d’ignorer les émissions difficiles à abattre : la question n’est plus d’identifier les opportunités à bas coût, mais de supprimer toutes les émissions au coût le plus faible possible.

 

Le transport routier nous offre un bon exemple. Il est peu coûteux d’améliorer à la marge les voitures à essence pour réduire leurs émissions, le coût par tonne évitée est faible. Mais améliorer les voitures thermiques ne nous aide en rien à décarboner totalement le transport, car une voiture thermique relâchera toujours du dioxyde de carbone. À la place, on a besoin d’un changement plus radical qui combine transports en commun, transports non motorisés, et électrification des voitures et camions. Même si le coût d’abattement de cette stratégie est plus élevé pour les premières tonnes évitées (le coût marginal), elle nous rapproche de l’objectif de neutralité carbone et nous offre un coût d’abattement total (pour réduire les émissions de 100 %) plus faible. Ici, la différence fondamentale, c’est l’objectif : on ne cherche pas le moyen le plus efficace de réduire les émissions de 10 %, mais une stratégie pour transformer nos économies et atteindre la neutralité carbone. Ce n’est pas un changement marginal, et il n’est donc pas surprenant qu’une approche marginale soit inadaptée.

 

Y a-t-il d’autres raisons pour lesquelles l’approche par les coûts d’abattement ne fonctionne pas ?

Oui, plusieurs.

 

D’abord, parce qu’on ne peut plus regarder chaque mesure individuellement, car elles interagissent entre elles. Les réductions d’émissions d’une pompe à chaleur dépendent du contenu carbone de l’électricité. Et le coût de la décarbonisation de la production électrique dépend de l’évolution de la demande en électricité (et de sa flexibilité) et donc du nombre de pompes à chaleur. Du coup, comment choisir entre investir pour réduire les émissions de la production électrique et investir dans les pompes à chaleur ? Les coûts et les réductions de chacune des options dépendent de la mise en œuvre de l’autre option… On ne peut plus regarder des investissements isolés, on doit considérer des stratégies intégrées où chaque secteur joue un rôle.

 

Ensuite, il y a la question du séquençage, du rythme de la transition. On entend parfois qu’il faudrait attendre que l’électricité soit suffisamment décarboné pour passer au véhicule électrique. Dans un modèle théorique, peut-être. Mais comment faire en pratique ? Doit-on attendre 2035 que l’électricité soit zéro carbone, et remplacer tous les véhicules en 10 ans ? N’est-il pas plus efficace économiquement de commencer la transition vers les voitures électriques en avance, pour faire la transition sur 30 ans au lieu de 10 ? Les courbes de coût d’abattement supposent que le coût ne dépend pas de la vitesse à laquelle on fait les changements. Mais changer tous les véhicules en 10 ans coûte bien sûr plus cher que le faire en 30 ans. On a donc intérêt à commencer plus tôt dans les secteurs les plus difficiles.

 

C’est peut-être encore plus évident dans le bâtiment : rénover tous les bâtiments présente un coût d’abattement élevé, et on pourrait donc être tenté de l’entreprendre, disons, en 2040. Mais nous devons atteindre la neutralité carbone en 2050, et rénover tous les bâtiments en 10 ans est complètement irréaliste. Même si le coût est plus élevé que d’autre options, il ne faut pas attendre 2040 pour commencer… Dans de tel cas, ce qui détermine le séquençage le plus efficace économiquement, ce n’est pas le coût marginal pour chacun des bâtiments un par un, c’est le coût pour tous les bâtiments. Aller trop vite coûte cher, car il n’y a pas les ressources et les personnels qualifiés. Aller trop lentement coûte cher également car ça ne permet pas de capturer les économies d’échelle (par exemple dans la formation). Sachant que les bâtiments doivent être rénové en 2050, la question est de déterminer la meilleure stratégie pour le faire à bas coût. Comparer les coûts par tonne dans le bâti aux coûts par tonne dans le secteur forestier (ou n’importe quel autre secteur) est une perte de temps, car on sait qu’il faudra faire le travail dans tous les secteurs. Pour une discussion plus technique sur ces questions, voir ce billet de blog ou même ce papier plein d’équations.

 

Et les technologies ?

C’est l’autre dimension du problème : les coûts dépendent des technologies disponibles. Or, dans une transition profonde des modes de production, les technologies ne sont pas fixes, elles évoluent avec nos investissements. En 2007, quand les premières courbes d’abattement marginal ont été publiées, le solaire photovoltaïque et l’éolien étaient chers en coût par tonne évité. La recommandation de ces courbes était donc de ne pas toucher à ces technologies. Mais les investissements faits dans ces secteurs, via des subventions assez massives, ont rendu ces technologies plus efficaces, et aujourd’hui elles sont moins chères que toutes les autres technologies de production électrique en coût par kWh produit. Nous avons maintenant une énergie moins chère que jamais dans notre histoire, grâce à ces investissements que certains économistes qualifiaient de gaspillage il y a seulement quelques années.

 

La question aujourd’hui est d’identifier les autres technologies clés et de fournir les mêmes conditions au succès du secteur privé. Elles incluent probablement du ciment sans carbone, la capture et séquestration du carbone dans l’industrie, l’acier sans carbone, des fertilisants à base d’hydrogène vert, et quelques autres. Ici, le plus difficile est le compromis entre soutenir efficacement le développement de ces technologies et éviter de surdéterminer les choix technologiques, dans un contexte où il est impossible de prédire quelles technologies vont l’emporter au final. Il est illusoire d’être complétement neutre dans le choix des technologies qui bénéficient d’un soutien public, mais éviter que les lobbies réussissent à concentrer le soutien sur leurs technologies préférées n’est pas une tâche facile pour les gouvernements. Savoir arrêter le soutien à une technologie décevante est toujours difficile et politiquement sensible.

 

Y a-t-il d’autres indicateurs, d’autres approches que le coût d’abattement pour assurer l’efficience de la transition ?

Les courbes d’abattement marginal étaient au cœur des discussions dans les années 2000, quand les politiques climatiques se concentraient sur des changements marginaux. Aujourd’hui, on se concentre à la place sur les stratégies de long terme, qui tiennent compte des interactions entre secteurs et des évolutions technologiques et cherchent à minimiser le coût total de la transition, au lieu de se concentrer sur le coût marginal. Un exemple récent, présenté dans la figure 2, est le scénario développé dans le Rapport National sur le Climat et le Développement de la Turquie (CCDR en anglais, pour Country Climate and Development Report1). 

 

Ces stratégies de long terme ont plusieurs avantages notables.

 

D’abord, elles clarifient l’objectif de long-terme et déterminent l’effort de chaque secteur en tenant compte de leurs interactions, par exemple électrification du transport et décarbonisation de l’électricité. Elles permettent de coordonner les décisions prises par différents ministères ou par des collectivités territoriales. Et elles donnent un signal long pour les investisseurs du secteur privé pour favoriser le développement des technologies et les économies d’échelle. Ensuite, leur développement est l’occasion d’un processus partagé avec le public, le privé, et la société civile. Là encore, l’objectif est de créer du consensus et de la visibilité pour les investisseurs et décideurs. Et aussi de prendre compte d’autres dimensions que l’efficacité économique : une transition réussie ne peut pas seulement minimiser les coûts agrégés : les questions d’équité et de partage de l’effort sont aussi importantes.

 

Il est important de finir en rappelant que si les coûts d’abattement marginaux ne sont pas utiles pour développer une stratégie de décarbonisation, cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas s’assurer que nos stratégies soient efficaces économiquement. Définir des stratégies qui minimisent les coûts et sont faisables macro-économiquement est plus important que jamais. Mais pour définir ces stratégies, on ne peut se contenter de sélectionner les options aux coûts d’abattement marginaux les plus faibles. On a besoin d’un détour via des stratégies intégrées qui seules sont capables d’organiser, dans tous les secteurs à la fois, une transition économique, technologique, et sociale vers la neutralité carbone.

 


1 Les CCDRs sont de nouveaux diagnostiques que le Groupe Banque Mondiale prépare pour tous les pays à revenus bas ou intermédiaire, à trouver sur le site du Groupe.

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